Les Kényans, nouveaux rois du trail court, bientôt sur l’UTMB ?
Si la 51ème édition de la course des cinq 4000, Sierre-Zinal, en Suisse, a été marquée par un sprint final époustouflant entre Kilian Jornet, Catalan de 36 ans, et Philemon Kiriago, Kényan de 22 ans, séparés à l’arrivée d’une seconde et demi, la course féminine a vu la victoire inattendue d’une Kényane inconnue, Joyline Chepengeno, qui s’est imposée avec plus de 8 minutes d’avance sur les meilleures athlètes de la discipline. Depuis, Patrick Kipngeno et Philemon Kiriago ont été éblouissants lors des deux dernières étapes de la Golden Trail Series aux États-Unis, devançant largement Rémi Bonnet et n’étant battus au sprint que par le Marocain Elhousine Elazzaoui, tandis que chez les femmes Joyce Njeru a remporté les 2 épreuves.
D’où viennent ces athlètes ? Qui les entraîne ? Dans quelles conditions ? Quelles sont les conséquences des affaires de dopage qui ont éclaboussé Sierre-Zinal 2023 ? Après le trail court, les Kényans vont-ils s’attaquer au long ? Et à l’ultra ? Serge Moro a rencontré Julien Lyon, le coach suisse du team Milimani Runners auquel appartient Joyline Chepengeno, pour un échange sans tabou autour du graal de son projet : gagner un jour l’UTMB avec un de « ses » Kényans !
Milimani Runners, le team du coach Julien Lyon
Le projet de Julien Lyon porte le nom chantant d’une localité située dans la province de la Côte, au nord de Mombasa : Milimani Runners. Le concept, qui consiste à extraire les Kenyans du marathon et les amener à réussir sur les sentiers, a séduit la marque suisse On Running, devenue partenaire de son groupe d’entraînement jusqu’à fin décembre 2024. Là où d’autres imaginent un business lucratif, le jeune coach de 32 ans pousse cette dynamique avec un engagement solidaire sincère.
Avec son épouse, Lavina Achieng, ils ont également créé le projet « Simba for Kinds », pour venir en aide aux enfants en difficulté d’Iten, célèbre localité kényane située à 2400 mètres d’altitude et devenue un lieu stratégique d’entraînement pour les athlètes du monde entier, où Kiprun a d’ailleurs ouvert son propre centre, la 42 House, en début d’année. Le marathon est cependant loin des préoccupations de « Simba for Kinds », qui cherche plutôt à donner aux enfants un accès à l’éducation, et leur procure des infrastructures pour s’épanouir dans de bonnes conditions.

Esprit Trail : Quel est ton lien avec la course à pied !
Julien Lyon : J’ai toujours aimé courir, et à l’école, je terminais toujours premier dans les courses. J’avais ça en moi et j’aimais ça. Je me suis mis à courir vraiment à 16 ans, et assez vite j’ai eu de très bons résultats au niveau national, tout en poursuivant des études d’économie et de sciences du sport. Après mes études, j’ai décidé de me donner du temps pour courir et progresser. Je suis devenu pro à mi-temps, et j’ai couru le semi-marathon en 1h03mn en 2016 – avant l’ère carbone -, et j’ai mis 2h16mn à mon premier marathon.
C’est donc le marathon qui t’a emmené au Kenya ?
Julien Lyon : J’y étais déjà allé en 2010 et en 2012, et j’y suis naturellement retourné plus longuement en 2017. Je voulais passer un cap, mais deux opérations au tendon d’Achille en 2018 m’ont offert du temps pour faire autre chose, toujours au Kenya. Étant blessé, j’ai mis cette disponibilité à profit pour les enfants, pour les aider au niveau sportif, car il n’existe rien, et pour les accompagner au mieux dans les écoles afin qu’ils disposent de pupitres, de livres, de matériel scolaire.
J’ai commencé de manière modeste – mon premier projet fut simplement d’installer un bloc sanitaire dans une école -, mais j’ai vite trouvé des financements plus ambitieux, ayant la chance de venir de Genève, d’être issu d’un milieu généreux et de disposer de moyens. Mon réseau familial et amical a fait que j’ai pu très vite trouver des fonds. Aujourd’hui, j’anime un centre qui accueille 200 enfants tous les jours, pour des activités extra-scolaires, avec un coût annuel de 100 000 francs suisse. En complément, on parraine une soixantaine d’enfants pour lesquels on finance tous les frais scolaires en internat. Cela correspond à 500 euros par an et par enfant, avec pour chacun un parrain en Suisse qui s’acquitte de cette somme.
A côté de cette fondation, pourquoi es-tu devenu manager ?
Julien Lyon : Je ne me sens pas un manager, et je n’ai pas la licence de manager ! Je suis plus un coach, et si je suis manager, c’est malgré moi. J’ai proposé de l’aide à des coureurs, des amis ! Iten, c’est comme un village où tout le monde se connaît. Après avoir trouvé des partenaires et un budget, je leur ai proposé de se préparer pour participer à des courses en montagne et des trails. Il y a 3 ans, personne ici à Iten ne savait ce qu’était le trail ! Aujourd’hui, on a fait beaucoup de chemin, et le trail est reconnu comme un objectif crédible, avec une catégorie de coureurs locaux qui se préparent pour les trails ! Et on commence à voir les fruits de notre investissement.

Ma team, c’est 7 coureurs dont une femme. J’essaye de former des jeunes pour constituer un vivier, et même si l’effectif est restreint, il est performant. Mes coureurs remportent des courses importantes, comme la victoire de Joyline Chepngeno à Sierre-Zinal. Les hommes ont terminé 4ème et 5ème du dernier Marathon du Mont-Blanc avec Kevin Kibet et Ezekiel Rutto, remporté la victoire avec Sammy Chelangat et la 3ème place avec Kipsang Cheboi au Trail des Celtes, le format 50K de l’Alsace by UTMB, et gagné le format court du Verbier Saint-Bernard by UTMB avec Ezekiel Rutto !

Parlons des sujets qui fâchent : comment as-tu vécu le contrôle positif de Marc Kangogo lors de sa victoire à Sierre Zinal en 2022 ?
Julien Lyon : Très mal ! Il y a eu beaucoup de cas de dopage au Kenya. Mais eu égard au nombre très important de coureurs, cela reste une minorité. Des milliers de coureurs pour quelques dizaines de contrôlés positifs, on n’atteint pas les 1%. La majorité reste clean ! Le cas de Mark Kangogo sert aujourd’hui d’exemple à ne pas suivre. En 2022, il remporte Sierre-Zinal. Après la course, il est contrôlé positif à deux substances interdites : la norandrostérone et l’acétonide de triamcinolone. Il perd également sa victoire au Marathon de la Jungfrau.
Sans dopage, avec ses qualités naturelles et son travail à l’entraînement, il aurait pu avoir une belle carrière, bien vivre, et il a tout gâché. Suspendu 3 ans, il paraît peu probable qu’il ait une deuxième chance. Je rappelle au quotidien à mes coureurs qu’il ne faut pas se doper. Je compare mon coaching à celui d’un père envers ses enfants : je leur dis ce qu’il ne faut pas faire et je les surveille, sans pouvoir tout contrôler, tout le temps et partout. Personne n’est à l’abri !
Où en es-tu côté partenaires ?
Julien Lyon : Nous sommes en fin de contrat de trois ans avec On Running. Je serais ravi de pouvoir poursuivre avec cette belle marque suisse, et j’ai trouvé admirable que le contrat continue malgré l’épisode de dopage à Sierre-Zinal. Je suis ouvert à d’autres propositions, je démarche depuis juin dernier, rien n’est encore très clair pour la suite. J’espère que nos résultats 2024 permettront de décrocher un partenaire pour 2025 et les années qui viennent. Si on ne trouve pas de partenaires équipementier, il faudra changer notre modèle économique et aller vers des partenaires de type banques ou assurances.
Comment fonctionnes-tu avec tes athlètes ?
Julien Lyon : Mes athlètes ne sont pas rémunérés par une marque. Ils sont dépendants de leurs résultats, ce qui crée une plus grande tentation de dopage. Ils doivent performer pour gagner leur vie et contribuer à soutenir leur famille. De mon côté, je dois absorber mes coûts fixes : je loge mes athlètes et je les nourris, je paye tous les frais de déplacements et de réceptifs en compétition. J’ai un assistant coach salarié qui m’épaule, plus un masseur salarié. Si je dispose demain de plus de budget, je pourrai accroître la professionnalisation du team en salariant les coureurs, et en augmentant mon effectif d’athlètes. Aujourd’hui, On running ne veut pas soutenir plus de 7 athlètes, alors qu’avec plus de coureurs, je pourrais dénicher de belles pépites.
Dirais-tu qu’aujourd’hui, le trail est en grande majorité un sport de blanc ?
Julien Lyon : Oui, aujourd’hui le trail est très blanc ! Les Kenyans ont un vrai potentiel, mais ils ont moins d’avantages que sur route ! Sur la route, la domination des Africains de l’Est est très forte. En trail, le chemin est encore long et pentu, si j’ose dire ! Et même s’ils parviennent à remporter de très grandes épreuves, ils ne les domineront pas de la même manière que sur marathon. Les « Caucasiens » n’ont pas d’avantage génétique pour le trail, ils ont juste une longue expérience dans une discipline qui n’a rien à voir avec le marathon, surtout en ultra-trail. Cette expérience et ce savoir-faire, les Kenyans ne l’ont pas, et elle ne s’acquiert qu’en pratiquant. C’est une question de culture et d’entraînement.
Pour qu’un Kényan gagne l’UTMB, cela prendra sûrement plusieurs années encore. Et on ne verra jamais, comme sur marathon, 15 Kényans aux 15 premières places de l’UTMB. Un ou deux dans le top 6, cela pourra arriver avant 2030, sous réserve de mobiliser des partenaires qui croient en eux ! On notera aussi que l’argent arrive dans le trail, ce qui justifie l’engagement des Kenyans qui courent pour gagner leur vie : 13 000 euros sur l’OCC, et 20 000 euros sur l’UTMB, cela se rapproche vraiment des primes allouées aux vainqueurs des grands marathons européens. Et pour un Kényan, il y a plus d’opportunité à être dans le top 5 de l’OCC ou de l’UTMB qu’au Marathon de Paris !
As-tu été surpris par le niveau athlétique des traileurs ?
Julien Lyon : Ah oui ! Il y a 3 ans, quand j’ai commencé le projet, je pensais que les Kényans domineraient plus facilement les coureurs caucasiens. Mais la transition route-chemin a été bien plus difficile que prévu, et les avantages des Kényans sur la route, légèreté, longueur des membres, poussée de pied, sont moins efficientes sur des sentes escarpées et techniques.
Les gens ont l’impression que si on mettait sur un trail 20 Kényans à 2h 05mn au marathon, ils gagneraient. En fait non, ce n’est pas le cas, ce sont deux sports bien différents avec d’autres aptitudes et qualités à développer. La lauréate kényane 2024 de Sierre-Zinal ne vaut que 1h10mn au semi-marathon, ce qui est très loin des meilleures Kényanes. Et j’ai une athlète à 1h 05mn qui serait très loin à Sierre-Zinal, tout juste dans le top 10.
C’est cela qui rend le projet intéressant. Il ne s’agit pas juste de convaincre des marathoniens à 2h 05mn, mais bien de former des traileurs et des ultra-traileurs, avec les qualités et l’expérience terrain requises. C’est ce travail de formation qui va s’inscrire sur plusieurs années. D’où la nécessité d’avoir des partenaires qui nous offrent ce temps long, pour pouvoir détecter et former d’autres talents que ceux de la route. Mais il y a un point positif pour l’attractivité du trail : les stages de traileurs amateurs se multiplient au Kenya, et cela commence à créer une petite musique…

As-tu constaté d’autres initiatives que la tienne pour former les Kényans au trail ?
Julien Lyon : Pas vraiment pour le trail long et l’ultra-trail. Une dynamique comme celle de Run2gether, porté par l’Autrichien Thomas Krejci depuis 10 ans, se focalise sur les courtes distances et dans la course en montagne. (Philemon Kiriago et Patrick Kipngeno, respectivement 2ème et 3ème du Sierre-Zinal 2024, et Philaries Kisang, 4ème femme de la doyenne suisse cette année, font partie du team Run2gether, NDLR.) Côté équipementier, les initiatives comme la 42 House de Kiprun sont orientées vers la route et le marathon, et dupliquent des structures déjà très anciennes développées par les grands leaders comme Asics, Nike et Adidas. Au Kenya, la culture marathon est encore dominante.

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