Interview Kilian Jornet : « Physiquement, j’aurais pu continuer ! »
À peine rentré en Norvège après son exploit dans les Alpes, où il a relié les 82 sommets de plus de 4000 mètres en 19 jours, Kilian Jornet, reposé et détendu, est revenu sur sa performance. Interview.
Kilian, comment te sens-tu aujourd’hui ?
Kilian Jornet : Franchement, ça va ! Je suis rentré directement en Norvège et j’ai pris quelques jours de repos, et physiquement je pense qu’on a bien géré le truc parce que je n’ai pas perdu de poids. J’ai le même poids au début de Sierre-Zinal qu’à la fin des Écrins, donc ça veut dire que sur le plan métabolique j’ai réussi à bien récupérer de jour en jour. Donc, sur le plan physique, en dehors d’une côte cassée durant une traversée, ça va, je n’ai eu aucune douleur dans les pieds ou dans les mains.
Est-ce que tu t’étais fixé un objectif en nombre de jours ?
Kilian Jornet : Je n’avais pas fixé d’objectif, parce que ça dépend tellement des conditions. J’avais prévu des temps de passage qui étaient possibles avec des conditions parfaites, et qui se faisait en 15 jours. Et c’est en fait ce qui s’est passé si on enlève les jours de mauvais temps et les jours où j’ai dû changer de parcours à cause du mauvais temps, comme dans l’Oberland. Après, je savais bien que je n’aurais jamais jamais des conditions parfaites tout le long, du beau temps, de la glace dure, de la roche qui ne se détache pas trop… C’est impossible. C’est pour ça que je n’avais pas d’objectif de temps, mais uniquement des prévisions pour savoir où est-ce que je pourrais prendre un peu de temps pour manger ou dormir…
Comment te sentais-tu le dernier jour, sur le plan énergie ?
Kilian Jornet : Physiquement, j’aurais pu continuer. La journée au Grand Paradis par exemple, je me sentais très bien, très en forme. Même aux Écrins, ça allait. Mais il y a aussi aussi un côté plus mental, émotionnel. Le plus dur, quand on met à part le côté physique, mais je m’étais entraîné pour ça, c’est de rester attentif et être très concentré tout le long. Ça demande beaucoup d’énergie ! À la fin de l’étape du Mont-Blanc, par exemple, j’étais bien content de finir.

As-tu eu le sentiment de prendre des risques ?
Kilian Jornet : Je n’ai pas l’impression d’avoir pris des risques incontrôlés, j’ai essayé de tout contrôler, mais c’est vrai que les étapes de l’Aiguille Verte et des Droites, c’était bien chaud toute la journée, avec pas mal d’éboulements et des décisions un peu chaudes. Mais je savais bien que les conditions en fin d’été seraient ainsi. Ce qui était positif dans le fait de faire ce projet en fin de saison, c’est que sur les glaciers, on voyait bien les trous et les crevasses. Mais d’un autre côté, au niveau des rimayes et de la stabilité des cailloux, c’était bien pourri. Je savais que j’allais rencontrer ces risques-là, c’est pour ça que ces journées-là, j’étais content quand elles se finissaient. Et je n’avais pas envie de les refaire.
Quel est le niveau d’escalade le plus dur que tu aies effectué en degré technique ?
Kilian Jornet : Je pense que c’est la traversée des Aiguilles du Diable, c’est du 5C. Après c’est du super bon rocher donc ça passe très bien. Après il y a des endroits comme par exemple, sur l’arête des Droites, pour bien rester sur le fil, ou sur sur le Grand Pilier d’Angle, pour éviter les zones d’éboulement et rester bien protégé, c’était des endroits assez techniques et dangereux.

Est-ce que tu peux envisager un enchaînement similaire en Himalaya ?
Kilian Jornet : Oui, ça serait faisable et j’y pense souvent. Peut-être pas avec la même distance parce qu’avec l’altitude tu avances beaucoup plus lentement, mais dans la philosophie, c’est envisageable de faire des projets comme ça à l’avenir.
Pourquoi es-tu resté aussi discret sur ce projet Alpine Connexions ? Tu n’en as pas parlé avant début août !
Kilian Jornet : Je voulais rester concentré sur Sierre-Zinal, et je savais que si je parlais de ce projet on aurait discuté que de ça, et je n’aurais pas pu me concentrer sur la course. J’ai donc préparé Sierre-Zinal et après la course, j’ai coupé les réseaux donc je ne savais pas ce que les gens disaient. (Rires.)
Justement, il y a des rumeurs qui disaient que tu voulais hacker l’UTMB en faisant ton projet aux mêmes dates…
Kilian Jornet : Je pense que ce sont des conneries ! Déjà, vouloir faire une comparaison entre ce projet qui comporte des risques énormes, et une course comme l’UTMB, c’est n’importe quoi. Je n’allais pas jouer ma vie pour ça. Dans ma décision de faire ce projet à cette période, il y avait le fait que je voyageais avec ma famille à Sierre-Zinal, et que je voulais profiter de ce voyage pour faire ça, et que je le faisais en fonction de la météo. Donc, après la course, j’ai attendu d’avoir une fenêtre météo plus ou moins favorable pour me lancer.
Et le choix de le faire à la fin de saison, comme je le disais, c’était par rapport aux glaciers. Comme j’ai fait la plupart des étapes tout seul, je préférerais que les glaciers soient secs pour voir un peu plus les trous et les crevasses, même si je savais qu’au niveau des rimayes et des chutes de pierres, ce serait un peu plus compliqué.

Ouvrir de nouvelles voix, comme le fait Benjamin Védrine, avec beaucoup de technicité, est-ce que cela t’intéresse ?
Kilian Jornet : Moi j’aime quand il y a du mouvement, donc quand ce n’est pas trop difficile et qu’on peut bouger.
Qu’est-ce que tu retires de cette expérience au niveau personnel, en tant qu’homme et coureur ?
Kilian Jornet : Il y a des moments, comme la montée du Weisshorn avec le coucher de soleil, la sensation de fuir, les paysages, c’est ça que je retiens : ce sont des instants précieux.
Tu as accumulé de nombreux datas au cours de ces 19 jours. Qu’est-ce que tu en attends ?
Kilian Jornet : On a pris énormément de données, que ce soit au niveau du microbiote, au niveau sanguin, des données cognitives avec la pupillométrie, On va mettre plusieurs mois à rassembler tous ces datas, et plusieurs mois encore à tous les analyser, mais ça va être intéressant d’essayer de comprendre où est-ce que physiologiquement, métaboliquement et cognitivement on change. Est-ce qu’on change au niveau épigénétique ? Y a-t-il des adaptations pendant ce type d’effort ? Je n’attends rien de précis, j’attends de voir si cela montre quelque chose.
Quand tu as parlé de ce projet à tes amis alpiniste, Matheo Jacquemoud, Michel Lanne, comment ont-ils réagi ? Ont-ils essayé de te dissuader ?
Kilian Jornet : Non, pas du tout. J’avais déjà bien travaillé le parcours et quand je l’ai expliqué, c’était déjà bien réfléchi. Je les ai consultés plus pour savoir ce qu’ils pensaient de certains passages que j’avais imaginés, eux, ils connaissaient mieux les sommets que moi et pouvaient me donner des conseils sur par où passer, comment aborder par exemple l’arête du Diable. C’était vraiment des choses très concrètes, plus qu’un avis sur l’ensemble du projet.

Comment expliques-tu qu’un alpiniste comme le Suisse Ueli Steck, qui était vraiment très rapide, ait mis 62 jours pour gravir les 82 sommets, et toi seulement seulement 19 ? Pourquoi une telle différence ?
Kilian Jornet : Déjà, je pense que parler de record n’a pas beaucoup de sens sur des projets comme ça, car c’est toujours toujours différent par rapport aux conditions et aux façons d’aborder le projet. Ueli avait utilisé le parapente par exemple. En terme de projet, ça ressemble plus à Nicolini et Giovannini (les deux alpinistes italiens Franco Nicolini et Diego Giovannini ont mis 60 jours pour grimper les 82 4000 dans les mêmes conditions que Kilian Jornet, sans utiliser de véhicule motorisé, en 2008, NDLR).
Mais la grosse différence, elle est plus dans le concept. La façon dont ils ont abordé la chose, c’était d’aller dans un massif et d’en grimper tous les sommets. Bien sûr, il y avait quelques enchaînements logiques, mais ensuite ils allaient dans un autre massif, et ils montaient tous les sommets. Bon, il y a des sommets isolés, comme Piz Bernina, Combin, Grand Paradiso et Écrins, mais le reste, ça fait trois gros massifs, Oberland, Valais et massif du Mont-Blanc. Et dans ces massif, pour moi, l’idée, c’était de trouver une ligne qui me permettait, à partir du moment où je quittais la vallée, de rester tout le temps en montagne et de faire un parcours assez logique en suivant les crêtes pour ne redescendre que quand les sommets étaient faits.
Cela supposait que je dormais dans des refuges ou des bivouacs, mais je ne redescendais jamais en vallée. Cela permet d’aller beaucoup plus vite, parce que tu parcours beaucoup moins de distance. Mais d’un autre côté, ce sont des journées beaucoup plus longues parce que tu ne peux pas descendre et dormir, et ce sont des conditions plus difficiles, parce que tu ne parcours pas tout le temps des voies normales, et qu’il y a des portions que tu dois faire de nuit, d’autres quand il fait trop chaud. Je pense donc que la différence de temps n’est pas par rapport au physique, mais à la conception du projet.
Tu as fait une partie des sommets accompagné. C’était ceux que tu ne connaissais pas ?
Kilian Jornet : J’ai dû faire entre 35 et 40% de sommets accompagné, le reste tout seul. Et les parties que je ne connaissais pas, comme l’Oberland où je n’étais jamais allé à part sur la face Nord de l’Eiger que j’avais fait avec Ueli Steck, mais qui ne faisait pas partie du projet, je les ai faites tout seul. Le fait d’être accompagné, c’était aussi pour me changer mentalement, pour être plus relaxe, et ne pas avoir à réfléchir tout le temps au parcours. Cela m’a permis d’avoir un relâchement mental qui était important.
Comment as-tu réussi à rester concentré et précis pendant 19 jours avec si peu de sommeil ?
Kilian Jornet : C’est un de mes acquis que de savoir rester calme et concentré pendant longtemps dans des situations comme ça. Je suis très habitué à aller seul en montagne en Norvège, donc j’ai cette habitude de faire attention tout le temps. Pour moi c’est une des clés de ce type de projet. Mais cela peut aussi être dangereux, car quand tu es seul tout le temps, tu apprends à trouver les solutions pour te sortir de certaines situations, mais d’un autre côté, la prise de risque existe.

Quel est ton regard sur l’état des Alpes et des glaciers ?
Kilian Jornet : Cela faisait sept ou huit ans que je n’étais pas venu dans les Alpes pour grimper, et j’ai quand même été bien étonné par le changement qu’il y a eu, notamment par rapport aux courses qui étaient toujours en neige ou en glace, comme par exemple l’arête de Bionnassay ou la partie finale de la Dent Blanche, et qui sont maintenant mi-rocher. Cela m’a quand même bien surpris. J’ai été aussi surpris par les éboulements et les chutes de pierres. Ça a toujours existé, c’est très fréquent, mais pour certains sommets comme la Verte, la Droite, ça a complètement changé la physionomie de la montagne. L’arête du Moine n’existe plus, c’est du sable !
Dans les années 80, il y avait des alpinistes qui étaient précurseurs et allaient très très vite dans les ascension des faces Nord, comme Christophe Profit ou Éric Escoffier. À l’époque, ça avait suscité une polémique, parce que finalement ils réduisaient l’ascension d’une face Nord à 24 heures et certains les avaient accusés d’avoir tué l’alpinisme. Est-ce qu’en réduisant la traversée des Alpes à 19 jours, tu ne tues pas un peu le rêve ?
Kilian Jornet : C’est une discussion qui existe depuis toujours, on voyait déjà ça dans les récits du début du siècle précédent. L’homme aime bien discuter, même si le fond de la discussion n’est pas important. Là, je pense que c’est juste pour discuter. Dans l’alpinisme, on parle beaucoup de difficulté, et la vitesse est un des moyens d’accéder à cette difficulté.
As-tu suivi une préparation spécifique pour ce projet ?
Kilian Jornet : Pas spécifique dans le sens où, les cinq dernières semaines avant le départ, on prépare ça ça et ça. C’est une préparation au long terme, qui demande d’acquérir les capacités techniques et de savoir-faire avec les cordes, les crampons. C’est beaucoup d’expérience, ça prend des dizaines d’années pour être capable de maîtriser ces techniques, et au niveau mental, d’être capable de faire du solo quand il fait mauvais et que les conditions sont un peu pourries. En Norvège, on s’entraîne souvent souvent dans du mauvais temps donc je me suis habitué à être confortable dans ces situations. Après, il faut être en forme. Mais ça, c’est comme pour les courses. J’avais fait une préparation spécifique pour Sierre-Zinal, mon hygiène de vie était bonne, ma santé était bonne, et j’ai continué juste après la course donc ça allait.

Quand tu pars sur des étapes de 30 à 32 heures, comment gères-tu la nutrition ?
Kilian Jornet : C’est une des difficultés parce que dans un sac de montagne, tu ne peux pas amener grand-chose. Donc on essayait de manger bien et beaucoup quand on était en bas, avec des aliments, anti-inflammatoires, de la protéine de qualité, des aliments riches en probiotiques, et quand j’étais en montagne, je partais avec 1 litre d’eau qui, parfois, pouvait me durer 20 heures, parfois moins, et je remplissais dans les refuges.
J’ai essayé surtout de manger par rapport au rythme circadien. Par rapport à une course où il faut manger tout le temps beaucoup beaucoup beaucoup, ici comme c’est très long j’essayais de manger quatre ou cinq fois dans la journée, en partant avec des choses qui allaient bien, comme des sandwiches spéciaux avec une crème à base de légumes, des fruits secs, du fromage frais… Et après, il y avait aussi ce qu’on trouvait dans les refuges. Mais je savais que je n’arriverais jamais à manger ce que j’avais dépensé en calories.
Quand on a accompli des performances pareilles, a-t-on encore la motivation pour aller courir un Zegama ou un Sierre-Zinal ?
Kilian Jornet : Oui, et ce qui me motive pour aller faire des courses comme ça, c’est qu’il y a toujours un gros niveau. Ça me motive de pouvoir dire « allez les jeunes, on est encore là ! » et ça me motive aussi pour m’entraîner. Après, c’est pas la même émotion qu’il y a 20 ans de gagner ces courses-là. Et c’est pour ça que je ne fais pas 20 courses dans l’année. Mais cette année, à Sierre-Zinal c’était top, avec une belle bagarre jusqu’à la fin.
Tu as déjà une énorme carrière derrière toi. Comment tu te projettes dans 10 ans ?
Kilian Jornet : Je ne me projette pas. Je profite au jour le jour, et j’aimerais bien continuer à profiter de la montagne, mais plus lentement, c’est sûr.

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