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La tête et les jambes, épisode 9 : Pierre Robillard, le récit du fou

Pierre Robillard Open Photo Facebook Pierre Robillard : DR

Saint-Denis de la Réunion, jeudi 20 octobre 2022, 20h50. H-10 mn. Dans son sas de départ, avec les 2600 partants, Pierre Robillard, traileur stéphanois, apprécie pleinement le moment. Le bonheur d’être là, la chance de pouvoir participer à une telle aventure… Il nous raconte sa première Diagonale des Fous.

Dans la nuit, au beau milieu de la foule…

L’ambiance est très festive et nous nous élançons pour une douzaine de kilomètres en bord d’océan avec la foule amassée pour nous encourager. Un mélange entre une soirée du 14 juillet et une étape de tour de France ! 35 000 personnes selon les médias locaux. Assez incroyable ! Le vivre soi-même, c’est inoubliable. Seul bémol de ce début de course, il se déroule sur le goudron pendant quasiment la première heure et demi… L’air est empli d’un mélange de barbecue et de cigarette-qui-fait-rire. À essayer chez vous pour créer une ambiance tropicale !

Un bouchon se forme quand le sentier se resserre. Au premier ravitaillement (km 14), je m’arrête à peine ; j’ai assez de réserves pour tenir largement jusqu’au prochain (km 28). L’air est humide, la nuit totale, je reste concentré sur chacun de mes pas pour éviter la chute. Je m’arrête de temps à autre pour regarder la longue file des lampes frontales derrière moi. A 3h42 du matin, je passe à « Nez de Bœuf » à 2 028m d’altitude, au 40e km. Je profite du ravitaillement et des traditionnelles soupes chaudes de vermicelle présentes sur ce genre d’ultra. Je repars.

Pierre Robillard départ nuit Photo DR
Photo DR

Première panne… de frontale

Progressivement, le faisceau de ma frontale faiblit… La boulette, je n’ai pas vérifié l’état des piles depuis mon dernier trail ! Bien joué, « l’expérimenté » ! Je suis obligé de suivre de près d’autres coureurs pour profiter de leur éclairage. Mais au bout d’un moment, ça n’est plus possible, et si ça continue, je vais sûrement me casser la figure. Je me résous à utiliser les piles neuves que l’organisation nous a obligé à emporter, entamant donc leur capital alors que la deuxième nuit sera plus longue que la première.

Nous sommes en altitude, il ne fait pas très froid, mais cela suffit à raviver mon syndrome de Raynaud qui me fait perdre toute sensibilité des doigts. J’avise une sympathique bénévole qui ouvre ma frontale et remplace les piles à ma place…

870m D+ en moins de 2km !

Il est à peine 5 h, on peut enfin lever le nez et ranger nos frontales dans nos sacs. C’est reparti. Direction le point culminant du parcours (« Coteau Kerveguen »). On va encaisser 870m de D+ en moins de 2km puis enchaîner avec 1000m de D- sur les 5km suivants. Sur le papier (c’est-à-dire le road-book fourni par l’organisation, que j’avais consulté avant mais que j’ai grand plaisir à consulter après), il est indiqué pour cette partie : « Le sentier monte tout régulièrement jusqu’au passage des échelles métalliques. ». On ne doit pas être vraiment d’accord sur le sens de l’adverbe, tandis que la présence d’échelles vous en dit long sur le caractère abrupt du passage…

Lire aussi notre article Résultat de la Diagonale des Fous, Beñat Marmissolle et Courtney Dauwalter couronnés.

Tant bien que mal, j’atteins Cilaos

Nous sommes au km 72, le village est temporairement baigné de soleil, car jusqu’à présent le ciel était bouché d’une couche nuageuse et emmêlé dans une bruine quasi permanente. Quelle frustration de ne pas pouvoir profiter du paysage et de n’avoir qu’une chose à faire : gérer la technique, regarder ses pieds, enjamber racines, cailloux, et marches taillées dans la roche ou dans les chemins, de profondeur et de hauteur inégales… À Cilaos, on a accès à notre premier sac de rechange. Pour l’instant, c’est difficile. Je gère, mais je ne m’attendais pas à autre chose. C’est parce que la course n’a pas encore commencé. On me l’avait dit, je ne les avais pas cru.

Juste avant de repartir, je fais un crochet par une échoppe pour trouver miraculeusement un paquet de piles neuves. Le road-book indique que la prochaine montée sera « raide ». Je confirme (1200m de D+ en 6km) ! Dans le dur physiquement, je pensais alors que cette portion correspondrait à ma vitesse moyenne la plus faible (2,7km/h). Mais malheureusement, l’avenir proche me montrera que ce fût pire après. Lorsqu’on pointe mon dossard à 18h33 à Marla (point médian du parcours aussi bien en distance qu’en dénivelé), la nuit vient de tomber et c’est le début du pire moment de ma vie sportive qui commence.

diagonale des fous
Le parcours et le profil de la Diagonale des Fous 2022.

Le pire moment de ma vie sportive commence…

Une tempête sous mon crâne. Depuis Marla, il n’y a que 500m de D+ et environ 8km de distance jusqu’à la Plaine des Merles, le ravitaillement suivant. Mais chaque foulée paraît être un effort incommensurable. Je m’approche des 36h sans sommeil, je suis fatigué et les hallucinations visuelles ont débarqué, complètement loufoques. Un gros bulldog en faïence (qui s’avérera être un rocher noir et blanc), des pochoirs à l’effigie de Georges Clémenceau sur les contre- marches des chemins (des tâches de mousse), une grosse trottinette électrique (quelques bambous les uns sur les autres)… L’effet « ombres chinoises » est bien entendu décuplé par le balayage du faisceau des lampes frontales, mais c’est impressionnant.

Jusque-là, et si j’ose dire, rien de particulier. Mais entendre des voix, ça, ça ne m’était jamais arrivé. Et c’est très perturbant. D’autant plus que c’est complètement absurde : des bouts de phrases aléatoires qu’on pourrait entendre dans des journaux télévisés (« Anne Hidalgo pense que… », « les policiers ont décidé de ne pas négocier avec les manifestants… », « c’est l’économie toute entière… »). Elles reviennent toutes les minutes pour aspirer mon âme… Mon cerveau est en train de partir en sucette. Quant à mes jambes, elles tentent de faire leur boulot, mais n’en mènent pas large.

2,12 km/h : aucun risque d’excès de vitesse !

Morceaux de choix : « Attention, roches glissantes », « Prenez les mains courantes », « Une rude ascension vous attend avec quelques passages délicats », « Vous prendrez un raidillon escarpé ». Oubliez tout ce que vous pensiez connaître du vocabulaire courant ; venez plutôt à la Réunion pour apprendre le dialecte ! Ici, les mots ont un sens propre. Rude, c’est vraiment terrible ; délicat, c’est horrible. Les fameuses marches, elles sont toutes de taille, de profondeur et de hauteur différentes. Et surtout, elles sont partout ! À la montée, elles vous font lever les genoux en vous obligeant à appuyer dessus avec les mains pour vous propulser. À la descente, le participant commun dont je fais partie ne veut pas les dévaler comme on descend un escalier classique. Il faut les prendre une par une, une jambe après l’autre, ce qui explique la baisse drastique de ma vitesse, la plus basse sur tout le parcours (2.12km/h sur cette portion).

Pierre Robillard 2 Photo Facebook Pierre Robillard : DR
Photo Facebook Pierre Robillard / DR

Il n’y a plus de pilote dans l’avion

Même si l’avion continue de voler grâce à l’inertie. Je mets un pied devant l’autre par automatisme. Mon instinct de survie me rappelle que je dois dormir pour reprendre des forces – surtout mentales. J’ai essayé dans deux postes de ravitaillement, car entre les hallucinations permanentes, l’effort physique, l’attention de chaque instant pour éviter la chute ou la torsion de cheville, le tout dans un petit crachin qui d’habitude vous fait apprécier le 11 novembre, je me demande pourquoi je suis là. Tous ces efforts, ce temps passé, ces sacrifices (aussi bien personnels, qu’imposés à ma famille) pour souffrir autant !? Évidemment, je savais parfaitement que ça ne serait pas une promenade de santé, mais pas que j’en baverais à ce point…

Vers 3h du matin, je trouve une place dans un des lits de camp d’une tente servant « d’hôtel » du ravitaillement local. L’idée est bien pensée : vous vous inscrivez auprès du bénévole de garde qui note votre emplacement, votre prénom et la durée prévisible de votre réveil. Seul petit souci : les organisateurs n’ont pas imaginé d’arrêter ou même de diminuer le volume de la sono qui passe en permanence des chansons locales, certainement très entraînantes pour les soirées arrosées de rhum local, mais ici assez contreproductives. À quelques mètres de l’arrivée dans le campement, une bande d’adolescents hurlent « ALLLLLLLLLEZ avec le prénom » de chaque participant qui apparaît en gros sur son dossard. Dans ces conditions, je ne peux évidemment pas dormir… La tempête psychologique reprend de plus belle. Comment vais-je terminer ? Et dans quel état ? Et enfin, à quelle heure ? Tiendrai-je le coup d’une troisième nuit dehors dans cet état d’esprit ? Certainement pas.

Recherche motivation désespérément

Mon être tout entier n’est que souffrance. Mais depuis des mois, j’ai évoqué avec de nombreux interlocuteurs ma participation à la Diagonale, suscitant des félicitations alors même que je n’avais pas encore pris le départ. De plus, le dossard m’a été offert pour mon anniversaire. Alors, je ne peux pas lâcher et je ne lâcherai pas. Des corps jonchent le sol lorsque la topographie le permet, loin du tumulte du ravitaillement : des coureurs dorment où ils peuvent. Ça fait bizarre de découvrir des corps inertes qui apparaissent soudainement dans le faisceau de la frontale. On croirait évoluer entre les gisants de la basilique Saint-Denis avec une lampe de poche. Je trouve un rocher qui fait office de dossier pour m’y asseoir un instant pour une pause d’une dizaine de minutes, je suis trop las. Insuffisant pour que la tempête se calme puisque ce n’est pas un sommeil réparateur, mais une exigence instinctive de survie.

Pierre Robillard Photo DR
Photo DR

Je me réveille dans un autre monde

Le jour se lève sur Mafate, sec et sans brouillard, dévoilant les immenses remparts constitués par les éruptions, les éboulements et l’érosion de ce site classé au patrimoine mondial de l’Unesco. L’endroit est incroyable ! C’est pour ce décor que je suis venu. Psychologiquement, tout a changé. À « Deux Bras » (km 127, 7716 D+), un ravitaillement du même type que celui de Cilaos a été installé par les militaires du deuxième régiment parachutiste d’Infanterie de Marine. J’en profite pour faire une vraie pause, en particulier me faire masser les jambes par les élèves kinés qui ont installé de nombreuses tables sous les tentes. Ça fait un bien fou, aussi bien physiquement que psychologiquement. Comme sur un appareil électronique, je maintiens enfoncé le bouton « marche forcée » de mon corps pour attaquer la grosse montée vers « Dos d’Âne » et sortir du cirque de Mafate. Après (soit 800m de D+ à parcourir en 5km), ce sera l’océan. Évidemment, c’est encore des marches, des marches et des marches, mais ma perception a totalement switché, le sommeil m’a donné un coup de boost.

Le soleil chauffe sur le « Chemin Ratineaud »

Il y a des mains courantes sans lesquelles on ne pourrait tout simplement pas passer. C’est vous dire si le chemin est « escarpé », selon la définition du road-book ! Avant d’arriver vraiment dans la ville de la Possession, on emprunte quelques kilomètres de voie goudronnée. Quel plaisir d’avoir sous les pieds un terrain lisse ! Il ne reste alors que deux difficultés sur environ 21km et 1 500m de D+, sans problème en temps normal. Mais la « normalité » n’existe pas ici !

J’allonge la foulée sur les roches volcaniques du Chemin des Anglais qui sont autant de « pavés » de cette large voie ascendante. On dirait un peu une voie romaine où la roche noire aurait remplacé le pavé gris. Rapidement, la chaleur du soleil ainsi que celle emmagasinée par les roches et qu’elles réverbèrent, me font prendre un coup de chaud aggravé par un coup de fatigue. Je dois faire une pause de quelques minutes, adossé contre un gros bloc de pierre où je ne trouve pas la moindre ombre. On finit par redescendre à « Chaloupe », il est 13h ce samedi, j’ai démarré il y a 40 heures. Mes paupières tombent, je lutte.

Pierre Robillard Photo Facebook Pierre Robillard : DR
Photo Facebook Pierre Robillard / DR

Bienvenue dans « le Colorado » !

Pour y accéder, il faut d’abord emprunter une autre partie du Chemin des Anglais. Les pierres sont encore plus brûlantes et inégales, difficile de trouver des appuis. Ce final est interminable… Cette fois-ci, il ne reste qu’un peu plus de 5km et demi jusqu’à l’arrivée dans le stade de « La Redoute » de Saint-Denis. Euphorique, je me prends à courir sur les quelques hectomètres d’une voie cimentée avant d’être rattrapé par l’implacable réalité de l’île. C’est le retour du triptyque infernal : marches, racines, cailloux éparpillés et instables.

La pente est globalement descendante, je reste extrêmement prudent, ce n’est pas le moment de se blesser. Bien sûr, je suis rattrapé et doublé par plusieurs concurrents, dont j’admire l’agilité. Je rattrape un gars avec une jambe strappée qui avance avec deux béquilles. Comment fait-il pour les poser sur ce sol ? Si près du but, je sais qu’il ira au bout, quelle que soit la durée restante…

Je pose enfin le pied sur la ligne d’arrivée après 43h 53mn 55s, soit 1 heure de moins que mon objectif le plus optimiste. 532e au général… J’essuie un fugace sanglot d’émotion ; c’était tellement dur et beau à la fois. Ce genre d’épreuve me fait me sentir totalement « vivant » ! J’y ressens des émotions extraordinaires qui donnent sa pleine valeur à la vie. De la joie et de la douleur, des rencontres avec les autres et… moi-même.

Cet article est paru dans le magazine Esprit Trail N°129.

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Pierre Robillard 4 Photo Facebook Pierre Robillard : DR
Pierre Robillard à son arrivée. Photo Facebook Pierre Robillard / DR
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